Il n'étonnera personne de constater qu'il existe
presque autant de formes de libéralismes qu'il y a de personnes se déclarant
libérales. Une philosophie basée sur la liberté individuelle peut effectivement
être librement interprétée et personnalisée. Par contre, les doctrines
totalitaires, telles que le fascisme et le socialisme, tendent à supprimer les
interprétations, à imposer une ligne unique de pensée, et à condamner
sévèrement les "déviances". Socialistes et fascistes marchent en
rang, poings ou bras levés, en rang par quatre. Seuls les différencient la
couleur des drapeaux, et les titres des rengaines, "Nationale" pour
les uns, "Internationale" pour les autres.
A l'opposé de ces totalitarismes, les thèmes les
plus diversement interprétés à l'intérieur d'un même "libéralisme"
comprennent par exemple le rôle de l'Etat: ce rôle doit être inexistant chez
les libertariens, limité chez les minarchistes, plus "inclusif" chez
les Hayekiens et plus étendu encore chez les "ordo-libéraux" ou les
libéraux-conservateurs. Tenter de définir l'envergure et les rôles de l'Etat
impose immédiatement de se situer dans ce spectre, et peut faire éclater un
accord initial parmi un groupe de "libéraux".
L'immigration est un autre thème de fracture.
Certains libertariens prônent une immigration totalement libre, et qui
dépendrait de la seule volonté de la personne qui a décidé de migrer. Ces
libertariens ne se soucient aucunement des effets de l'immigration sur la
société de pénétration, considérant (contrairement aux Hayekiens) que les
sociétés n'ont aucune réalité, aucune règle, et qu'un changement complet de
population sur un territoire n'aurait aucune incidence sur le fonctionnement de
la société.
Les ordo-libéraux et les Hayekiens reconnaissent
aux sociétés (aux groupes humains en général) un véhicule de transmission des
habitudes, des comportements, des modes de vie, des règles - formelles et
informelles - qui contribuent au niveau de vie de ces sociétés. Chaque groupe
humain a donc atteint un niveau de développement différent des autres. Allant
un pas plus loin, il est aisé de conclure qu'une immigration massive, attirée
par un niveau de vie plus élevé que celui existant dans la société d'origine,
pourrait importer également les habitudes et comportements qui ont été la cause
d'un niveau de vie plus bas, et donc abaisser le niveau de vie de la société de
"pénétration". Les hordes barbares qui ont fait éclater les
frontières de l'empire romain, attirées par la richesse créée par la "Pax
romana", n'ont pas enrichi l'empire. Bien au contraire elles l'ont
détruit, et plongé ainsi l'Europe dans les ténèbres intellectuelles, la
dislocation des échanges et la pauvreté matérielle dont le continent ne se
relèvera que dix siècles plus tard, lorsque la "Renaissance"
retrouvera et réinterprétera les valeurs, l'esthétique, la législation, la
culture classique de l'empire.
Parmi les opinions exprimées par les meneurs
d'idées libéraux, certains ont toutefois tenté de structurer une position
libérale cohérente sur l'immigration, en essayant de réconcilier les libertés
des uns avec celles des autres. C'est le cas de Pascal Salin, qui a consacré à
ce sujet un chapitre de son ouvrage sur le libéralisme [1]. Le présent article
commente les positions défendues par Mr Salin. Le point de vue exprimé dans ces
commentaires n'a pas d'autre légitimité que celle de quelqu'un qui est né à
l'étranger, y a travaillé et séjourné presque toute sa vie, dont toute la
famille, remontant trois générations, et descendant deux autres, a toujours
émigré. La seule légitimité est donc de s'interroger sur la nature et les
effets de l'immigration lorsque, revenu dans son pays d'origine, un
"émigrant" constate qu'il est devenu un étranger dans son propre
pays. Non pas parce que ce pays lui est devenu étranger, mais parce que ce pays
est aujourd'hui peuplé en majorité d'étrangers.
Mr Salin commence d'emblée par affirmer que
"la liberté d'émigrer et la liberté d'immigrer" sont "un droit
de l'homme fondamental". Les libéraux classiques se sont battus pour la
première de ces libertés, celle de quitter un pays. Il s'agit là, en effet, du
seul droit "fondamental", celui de s'affranchir d'un Etat tyrannique.
Mais la liberté de sortir de chez soi n'est pas la liberté d'entrer chez les
autres.
Mr Salin corrige immédiatement en précisant que
"les autres doivent être libres de les accepter ou de les refuser".
Mais qui sont ces "autres"? Soit Mr Salin reconnaît une autorité et
une volonté "collectives" (ce qu'il refuse), soit ces
"autres" sont des individus de la société de pénétration. Comment
éviter dès lors que certains ne fassent venir des immigrants (par exemple pour
les faire travailler à des conditions à peine meilleures que celles des pays
d'origine) alors que les conséquences négatives sur le reste de la société de
pénétration sont bien plus importantes que les bénéfices retirés de cette
immigration? Un entrepreneur qui fait venir des travailleurs pour un chantier
déterminé, puis les licencie, ne se souciera guère des conséquences pour la
société si ses anciens employés décident de rester dans le pays de pénétration.
Pour ceux-ci, cette décision est cohérente si les indemnités de chômage sont
supérieures à un revenu d'activité dans le pays d'origine.
Comment éviter également que des immigrants, une
fois installés dans une société de pénétration, n'organisent des filières
permettant une immigration massive de leurs pays d'origine? Très rapidement,
des communautés d'abord limitées à une famille s'étendent à des quartiers et
des villes entières. Le niveau de vie existant auparavant ne peut se maintenir,
et des territoires commencent à ressembler aux communautés d'origine, faisant
éclater la confiance, les comportements, les solidarités de la communauté
existant auparavant.
Mr Salin effectue une distinction entre
"Etat" et "nation", pour formuler l'idée que, lorsque la
"nation" "appartient" à l'Etat, "c'est parce que le
territoire national appartient non pas à la nation mais à l'Etat que les principes
d'exclusion sont définis par l'Etat". Mais "Etat" et
"nation" sont tous les deux des fictions. C'est tellement vrai que
tous deux s'acharnent à plaquer des symboles sur ces deux notions
artificielles, pour tenter de leur donner une apparence, à défaut d'une
réalité.
La seule chose qui importe, c'est la libre
adhésion des individus à un ensemble de règles, de comportements, d'habitudes,
par les individus. C'est cette adhésion qui crée une communauté. Ces usages
communs, familiers aux autres, définissent le degré plus ou moins grand de
confiance entre les membres d'une collectivité. Plus la confiance est grande,
plus les échanges entre les membres en sont facilités. Malheureusement, des
groupuscules vont tenter de se baser sur ce consentement de base, pour inventer
des concepts artificiels ("nation", "Etat" ou pire:
"Etat-nation"). L'artificialité de ces concepts est d'autant plus
évidente que les "nations" et les Etats ne sont que des bricolages de
"nations" ou même d'"Etats". Au fil de l'Histoire, des
fictions plus réduites ont été intégrées, souvent de force, parfois au gré de
mariages princiers ou de batailles gagnées, dans une fiction plus grande.
Curieusement, l'éclatement des bricolages sous la pression des immigrations
forcent les individus à se replier sur les fictions originales, plus petites.
C'est ainsi que la Bretagne, la Provence, le pays Basque, regroupés
artificiellement au sein de la fiction "France" redeviennent un
refuge aux identités et aux solidarités qui se sentent menacées. S'il est
facile à un Malien ou à un Algérien de se dire "français", il est
plus difficile de s'inventer des ancêtres et une identité bretons. Il est donc
compréhensible que les français d'origine, voyant éclater la France, se
replient sur une identité et une communauté moins menacée, lorsqu'ils peuvent
se l'inventer.
Ayant évacué la notion d' "Etat" et de
"nation", l'argument de Mr Salin se fonde sur "une base
contractuelle", qui consiste à dire qu' "un étranger ne viendrait sur
le territoire de l'une de ces petites nations libertariennes [...] que dans la
mesure où cela serait mutuellement profitable aux partie en cause". Ces
"nations libertariennes" seraient en fait des
"copropriétés" et gérées de la même manière que ces formes
d'association.
Cette proposition ignore trois éléments essentiels
dans le fonctionnement des "co-propriétés":
1) le pouvoir de décision est directement fonction
du nombre de parts que possède un propriétaire; un propriétaire peu scrupuleux
pourrait donc se transformer en "marchand de sommeil" et transformer
sa part privative en une source de nuisance pour les autres co-propriétaires,
les contraignant éventuellement à la fuite, et leur faisant perdre une partie
ou la totalité de la valeur de leur bien;
2) la transmission du droit de propriété, lors
d'une vente, est généralement accompagnée du rachat des parts dans les parties
"communes" de la co-propriété, en particulier les fonds de réserve
accumulés par celle-ci. Un nouvel arrivant devrait donc racheter ces droits
accumulés. Or, dans une communauté, ces droits peuvent aussi être
"immatériels". Mr Salin propose aux étrangers d'attribuer "les
mêmes droits de vote que les autres". Mais qu'en est-il des "parties
communes", et donc du prix à payer pour acheter une part dans tous ces
biens matériels et immatériels qui appartiennent à la copropriété dans laquelle
cet étranger veut s'introduire? Inutile de préciser que ces "parties
communes" d'une civilisation sont infiniment plus considérables que les
"parties communes" d'une simple copropriété, et qu'il serait
inacceptable, pour les copropriétaires actuels, de démolir ces parties communes
pour les remplacer par d'autres, qui seraient identiques à celles que l'
"étranger" vient de quitter".
3) toute co-propriété édicte un ensemble de règles
de vie en commun. Le respect de ces règles repose sur la capacité des
co-propriétaires de faire respecter ces règles, non par la force, mais par un
appareil juridique extérieur si un accord interne ne peut être obtenu. Dans la
mesure où cet appareil est peuplé par des immigrants qui appliquent les règles
de leur pays d'origine (une ambition exprimée de plus en plus clairement par
certaines populations immigrées), l'issue de ces arbitrages devient incertaine.
Plus préoccupant est le fait que le raisonnement
n'aborde pas des points essentiels auxquels il devrait répondre pour être
authentiquement libéral:
1) la liberté de migrer pour les personnes ne peut
être évoquée sans aborder également la liberté de migrer en sens inverse pour
les institutions et le capital. Si les migrants tentent de fuir un Etat failli,
ne faut-il pas comparer les avantages respectifs de l'émigration des habitants
(qui ne change rien aux raisons qui ont fait que ces Etats ont failli) et de la
transplantation d'institutions et de capital (qui pourraient faire cesser la
cause des migrations)?
2) la liberté de migrer d'une société à l'autre ne
reconnaît aucune valeur aux institutions, aux acquis immatériels (culture,
confiance, règles de comportement non-écrites, attentes réciproques, etc...) et
aux acquis matériels (infrastructures communes) et à leur contribution
essentielle à la richesse d'une société de "pénétration" (qui a
contribué à la motivation du migrant...)
3) la liberté de migrer ne tient aucun compte des
volumes de population respectifs des communautés d'origine et de pénétration.
Si le total des populations du continent africain était inférieur à celui du
continent européen il y a 60 ans, cette proportion est double aujourd'hui, et
la proportion devrait être de quatre à un dans moins de 40 ans. Certains
libertariens utilisent le déclin démographique de l'Europe pour justifier une
immigration libre. Mais la transformation de l'Europe en une autre Afrique pose
d'autres questions, et notamment celles des conséquences de cette
transformation, en particulier la disparition des institutions et des "valeurs"
européennes sous la pression d'institutions et de "valeurs"
importées. S'il est commode de n'attribuer aucune valeur aux institutions de
l'une des communautés (celle de pénétration), il est paradoxal de reconnaître
que ce sont ces institutions qui ont créé la richesse qui, à son tour, a attiré
cette immigration (et l'absence de ces institutions qui a été la cause de la
misère dans les pays d'origine...).
4) Mr Salin reproche à l'Etat de s'être attribué
l'autorité d'exclure les candidats à l'immigration. Mais une copropriété
privée, elle aussi, peut exclure. Elle le fera d'ailleurs plus souvent si elle
est libre de le faire (c'est-à-dire si la justice de l'Etat ne menace pas la
copropriété de ségrégation ou de racisme). La sélectivité des comités chargés
de l'admission de nouveaux occupants dans les immeubles huppés de Manhattan est
devenue célèbre, et a même abouti au refus de certaines ... célébrités, jugées
trop tapageuses et menaçantes pour la tranquillité de l'immeuble!
Mr Salin évoque l'exemple de la migration
mexicaine vers deux Etats américains, le Texas et la Californie, et attribue la
différence à un niveau de protection sociale plus élevé en Californie. Pour
avoir traversé l'une de ces frontières (entre El Paso et Ciudad Juarez) et
m'être déplacé dans les Etats mentionnés (Californie et Texas), j'ai pu
constater que d'autres facteurs entrent en jeu. Si le passage à Tijuana est
relativement aisé, celui du Rio Grande est contrôlé plus étroitement. Une fois
en Californie, l'immigrant trouve de vastes communautés mexicaines dispersées
dans tout l'Etat. Au Texas, les communautés les plus importantes se trouvent
dans les villes proches de la frontière, particulièrement à El Paso où la
proportion des habitants d'origine ou de nationalité mexicaines est plus élevée
que dans la plupart des villes de Californie. L'urbanisation plus dense en
Californie est très certainement un élément qui a facilité la pénétration et la
dispersion des communautés mexicaines dans tout l'Etat.
Mais il est plus intéressant de s'interroger sur
les raisons qui poussent les Mexicains à tenter leur chance chez les gringos. La plupart des états du sud des
Etats-Unis ont fait partie de l'Amérique espagnole, comme en témoignent
d'ailleurs le nom actuel de la plupart des villes. Les Etats-Unis ont soit
acheté, soit conquis ces territoires, de la Californie au Texas. Un siècle et
demi après les traités entérinant ces annexions de territoire, on est en droit
de s'interroger sur ce qu'ils seraient aujourd'hui s'ils faisaient encore partie
du Mexique. Verrait-on les mexicains du Texas se presser aux frontières nord de
cet état mexicain pour passer chez les gringos?
Ce sont en effet les institutions mises en place par ces gringos, leur culture, leur détermination à améliorer leur
situation par leur propre effort, la cohésion de leurs communautés, leur
attachement à la liberté individuelle et leur méfiance vis-à-vis de toute
dictature, qui ont fait d'Etats anciennement mexicains des communautés très
différentes de celles qui, aujourd'hui encore, au Mexique, contraignent les
mexicains à migrer.
Dans sa défense du droit de n'importe qui à
recevoir chez lui qui il souhaite, un droit que personne ne songerait à
critiquer lorsqu'il s'agit de deux individus d'une même communauté, il prend
évidemment pour exemple son droit d'inviter un intellectuel africain. Personne ne songera à lui contester ce droit
non plus. Mais qu'en est-il s'il s'agit d'un dealer de drogues? d'un criminel?
d'un vendeur de contrefaçons? d'une famille nombreuse qu'il faudra loger,
nourrir, soigner, éduquer? Et qu'en est-il lorsque cet intellectuel, après avoir fourni la prestation payée par Mr Salin, décide
de s'incruster, mais sans avoir d'autre employeur, ni d'autres moyens de
subsistance? Un employeur, par définition, base ses décisions sur ses propres
coûts et ses propres bénéfices. La prestation une fois payée, le bénéfice une
fois engrangé, ce même employeur ne se soucie aucunement du coût pour la
société d'un étranger sans ressources.
Mr Salin en arrive à affirmer que "c'est aux
individus de définir jusqu'à quel point ils désirent vivre quotidiennement, au
bureau, dans leur immeuble, dans leur famille, avec des hommes et des femmes
qu'ils perçoivent comme des 'étrangers'." Ici aussi, aucune indication sur
le mode de décision. Si mon voisin décide d'héberger une famille africaine,
cette décision d'un autre affecte ma propre vie au quotidien. Si tout mon
voisinage devient africain, je devrais m'interroger sur l'opportunité de rester
dans un quartier dans lequel je serais moi-même devenu l' "étranger",
ou de retrouver au contraire une communauté qui me serait familière, et dont je
ne me sentirais pas exclu. Comme dans le paragraphe précédent, certains
retireront des bénéfices de l'arrivée des immigrants (les marchands de sommeil,
le "charity business", les avocats spécialisés dans les recours
contre l'expulsion, les partis extrémistes, de gauche comme de droite, etc...)
La liberté n'est pas absolue, et ses limites ne
sont pas seulement celles que fixe le droit de propriété. Personne ne peut
mettre impunément le feu à sa maison lorsque celle-ci est mitoyenne avec
d'autres propriétés. La liberté ne dispense pas non plus de tenir compte de la
réalité: la décision d'une communauté de refuser ou d'accepter un immigrant
malien, par exemple, pourrait être très différente selon qu'il s'agisse du
premier malien demandant à faire partie d'une communauté, ou, au contraire,
d'une communauté dont la majorité des membres sont des maliens. Revenant sur le
processus de décision, quelles sont les chances du dernier non-Malien de
s'opposer à cette nouvelle "admission"?
Le mal viendrait, selon Mr Salin, de ce que
"les autorités françaises s'affirment arbitrairement propriétaires de ce
pays", et donc accaparent le pouvoir d'autoriser ou de refuser l'entrée d'
"étrangers" dans "leur" pays. Certes, cette accaparation
est une imposture. Pour continuer la comparaison avec les copropriétés, l'Etat
n'est là que le gérant (plus ou moins légitime) de la copropriété. Mais cela ne
signifie pas que les "parties communes" de la copropriété (équivalant
aux infrastructures dans une communauté plus importante, telle qu'une
"nation"), possédées en indivision par les propriétaires, deviennent
une "res nullius", une
chose qui n'appartient à personne. Les "parties communes" d'une
nation appartiennent donc à tous les habitants qui en ont payé le coût, bon gré
mal gré, par leurs impôts. Lorsqu'un "copropriétaire" individuel
invite un étranger (intellectuel ou rappeur) dans son bien personnel, il donne
aussi à cet étranger la disposition de toutes les parties communes, et ce sans
demander l'autorisation, ni même l'avis des autres copropriétaires. Si
l'intellectuel africain que Mr Salin invite chez lui, à supposer que l'auteur
habite dans un immeuble à appartements, et si cet intellectuel est venu avec sa
femme et ses cinq enfants, tous les invités de Mr Salin utiliseront les
ascenseurs et les escaliers, feront un barbecue le dimanche dans le jardin,
rempliront les poubelles, recevront leurs propres amis. Pour paraphraser
Frédéric Bastiat ("Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas"), ce que Mr
Salin voit, c'est sa liberté de recevoir chez lui qui il veut. Ce qu'on ne voit
pas, ce sont les conséquences pour les autres copropriétaires (de l'immeuble,
de la nation, peu importe), à qui l'on n'a rien demandé, qui devront subir - et
payer - les conséquences, et qui, peut-être, un jour, se verront eux-mêmes
contraints de fuir l'immeuble... Mr Salin ne propose aucune méthode fiable pour
l'obtention d'un accord unanime sur l'usage des "biens communs".
Quant à ces "biens publics", Mr Salin
estime que si l'État s'en est attribué la propriété, au lieu de se contenter du
simple rôle de gérant, ce même État devrait "les rendre disponibles à
tous" tout en laissant "les citoyens décider dans quelle mesure ils
souhaitent établir des contrats avec des individus d'autres nationalités".
C'est évidemment une utopie d'imaginer que, pour chaque étranger, il faudrait
l'accord de tous les copropriétaires des biens publics, c'est-à-dire la
totalité des citoyens. Plus sérieusement, ce raisonnement ne fait aucune
distinction entre les biens publics existants (routes, écoles, etc..), leur
entretien, et la construction de nouvelles infrastructures. Un étranger qui
pénètre dans un pays y trouve (en général...) une infrastructure existante.
C'est ce qui a contribué au niveau de vie existant au moment où il pénètre.
Rappelons aussi que c'est parce que cette infrastructure est inexistante, ou
mal employée, dans son pays d'origine, qu'il souhaite émigrer. Aucune
contribution ne lui est demandée pour cette infrastructure existante
(contrairement à une copropriété, où le prix d'acquisition comprend la valeur
des parties communes).
Pire, si la contribution aux charges futures est
inférieure à ce que coûtent l'entretien et le renouvellement de cette infrastructure,
celle-ci va commencer à se dégrader. Citons ici l'exemple de l'empire romain.
Les voies de communication existant au moment où les barbares pénètrent
massivement se sont rapidement dégradées, faute d'entretien. La ville de Rome,
comptant un million d'habitants au sommet de sa puissance, ne comptait plus que
vingt mille habitants au cœur du Moyen-âge, pillée à de multiples reprises par
les barbares. Les aqueducs indispensables à l'acheminement de l'eau vers la
ville avaient notamment été vandalisés pour en voler les métaux, un peu comme
aujourd'hui des bandes volent le cuivre des installations ferroviaires...
Ceci a eu des conséquences pour l'Europe pendant
des siècles, ce que nous avons tendance à occulter. Comme le rappelait un
historien allemand, "Cela semble incroyable, mais l'on pouvait, du temps
des Romains, voyager plus rapidement et plus sûrement de Paris à Constantinople
que l'on ne pouvait le faire jusqu'en 1800 environ". [2] Ce n'est
évidemment pas à un libéral que l'on doit faire remarquer que l'effondrement
des infrastructures (non seulement routières, mais aussi législatives,
policières, judiciaires, commerciales, portuaires, scolaires, etc...) sous les
pressions des barbares a eu pour conséquence de ramener le niveau de vie de
l'Europe latine au niveau de celui des barbares, et non d'élever le niveau de
vie de ces derniers à la hauteur de ce qu'avait connu l'empire à son apogée...
Mr Salin examine ensuite les qualifications des
migrants eux-mêmes. Même s'il ne fait que le "supposer", il écrit que
les migrants seraient plus "innovateurs", "plus courageux",
"plus imaginatifs". Mais alors, pourquoi priver les pays d'origine de
ces hommes et femmes exceptionnels qui auraient pu y changer les conditions de
vie, et donc éliminer les raisons qui poussent à émigrer? En accueillant les
meilleurs, les pays de pénétration ne font qu'aggraver l'écart des niveaux de
vie, et donc renforcer les mouvements migratoires. Un exemple parmi des
millions: le Congo (République "Démocratique") ne dispose que d'un
médecin pour 10.000 habitants. Il arrive que des candidats médecins partent se
former en Belgique, puis décident de s'établir dans ce pays. Or la Belgique
dispose déjà de 42 médecins pour 10.000 habitants, soit 42 fois la moyenne
congolaise. Peut-on déclarer que cette migration profite au pays de
pénétration, déjà saturé, ou au pays d'origine, désespérément vide de centres
médicaux, laissés à l'abandon après le départ de la "puissance coloniale"?
[3]
Après avoir développé les deux premiers tiers de
son argumentation sur une comparaison avec les copropriétés, Mr Salin passe de
façon abrupte à la comparaison avec un club, ou une association. En effet,
selon lui "le droit d'immigrer dans une nation ne peut pas être comparé à
un droit de propriété dans une société anonyme ou dans une co-propriété parce
que personne n'est juridiquement propriétaire de la nation.". Certes, mais
alors, pourquoi consacrer la quasi-totalité de son raisonnement à la
copropriété, pour en arriver, in fine, à admettre que cette comparaison n'est
d'aucune utilité? D'autre part, en affirmant que "personne n'est
juridiquement propriétaire de la nation", Salin confond la nature
juridique de la communauté et les biens de celle-ci. La "nation" est
une fiction. Les actifs de cette "nation", y compris ses biens
immatériels tels que sa culture, ses institutions, la confiance entre ses
membres, et la prévisibilité de comportement de l'un pour les autres, sont des
avoirs biens réels, même si tous ne sont pas toujours tangibles.
Lorsque Mr Salin passe de l'
"association" (ou de la copropriété, peu importe) au droit de vote,
il associe ce droit au fait de payer des impôts. Si les immigrés paient des impôts,
ils devraient donc avoir le droit de "décider de l'affectation de ces
impôts". C'est bien sûr une antienne connue, répétée à gauche comme à
droite, mais qui évite soigneusement d'aborder le problème d'un droit de
décider (l'élection d'un maire, par exemple) sans rapport avec l'acceptation de
prendre en charge le coût de ces décisions (la décision du maire de construire
une piscine). Un avantage "social", un investissement public, une
mesure fiscale, pourraient être approuvés selon le principe "un homme, une
voix" (ceux qui approuvent n'auront pas à payer) et rejetés selon le
principe "un euro, une voix" (la preuve de l'approbation devrait être
dans le paiement, qui est un choix imposé à soi-même, et non dans
l'approbation, qui est un choix imposé aux autres lorsque l'on n'est pas soi-même
"imposable"). Mr Salin évoque un peu plus loin cette possibilité
("les droits de vote seraient proportionnels aux impôts payés par
chacun") mais l'abandonne deux lignes plus bas ("chacun aurait un
droit de vote identique, mais la cotisation perçue serait également la même
pour tous"). Les deux systèmes sont évidemment très différents, à la fois
dans leur principe et dans leurs effets!
C'est d'ailleurs le danger que rappelait Frédéric
Bastiat dans la citation mentionnée par Mr Salin [4]. Mais la situation peut
être bien pire: les immigrés se constitueraient en groupe de pression, avec des
intérêts contraires à ceux de la communauté, et voteraient donc pour des
représentants de leur propre groupe ethnique, religieux, culturel, national,
etc.. Les bobos socialistes se déclarent horrifiés par la perspective d'une
caste de riches qui se voteraient des avantages au détriment des autres
catégories sociales. Ces bobos ne semblent pas voir que le vote des possédants
ne vise qu'à protéger leurs droits, alors que le vote des immigrés tente
d'arracher de nouveaux avantages à d'autres.
Sur l'éducation, Mr Salin évoque d'authentiques
solutions libérales: la responsabilité des parents, la privatisation de
l'enseignement, le "chèque-éducation". Mais les écoles dans les
milieux dits "défavorisés" recréeraient des groupes identiques aux
groupes dont sont originaires les élèves issus de l'immigration. Au pire, la
société éclate. Au mieux, la multiplication des attitudes, des coutumes, des
sentiments d'appartenance, des niveaux de confiance, aura pour résultat de
compliquer et de renchérir tous les types de relations entre les individus de
communautés restées différentes, si ce n'est hostiles.
Mr Salin considère que cet éclatement (qu'il nomme
"différenciation") est un "plus". Mais c'est la
prévisibilité des réactions, née d'une certaine "uniformité" de
culture, qui a permis aux sociétés occidentales d'atteindre leur niveau actuel
de développement. Avec cette "différenciation", la société cesse d'être
prévisible, et les individus se replient sur un environnement plus restreint.
Dans des quartiers où tout le monde se saluait il y a quarante ans, personne ne
s'adresse la parole aujourd'hui. Aucun autochtone ne songerait aujourd'hui à souhaiter
le bonjour à une femme voilée, qui, par son accoutrement, marque précisément sa
volonté de se démarquer. un peu comme si l'étoile jaune et les ghettos avaient
été imposés aux juifs par eux-mêmes.
De plus, Mr Salin critique ce "sentiment
d'appartenance à la nation". Or, personne n' "appartient" à qui
que ce soit, ni, surtout, à un concept artificiel tel que celui de
"nation". Chaque individu "fait partie" (il n'
"appartient" pas) de divers groupes, du plus petit (la famille, le
cercle d'amis) au plus grand. Chacun de ces groupes nous forment, nous
éduquent, nous transmettent leurs habitudes (bonnes et mauvaises), leurs
institutions, leurs cultures. La "nation" est tout autant une fiction
que l' "État".
Mais Mr Salin reprend la proposition de Gary
Becker de "vendre" la nationalité. Pourquoi pas? Mais, dans cette
hypothèse, qui encaisserait les droits d'entrée? Quant à ceux qui achèteraient
ces "droits", il s'agirait, selon Mr Salin, des "plus aptes à
produire des richesses dans la nation d'accueil". Mais, dans ce cas,
pourquoi n'auraient-ils pas produit ces richesses dans leurs pays d'origine? Et
c'est ici que l'on voit la faiblesse de ce raisonnement. Acheter un droit
d'entrée ne produit aucune richesse. Ce sont les "us et coutumes", la
confiance entre les membres, la culture, qui ont rendu possible cette création
dans le passé. Non seulement ces "us et coutumes" ne peuvent
s'acheter. De plus en plus, d'ailleurs, les nouvelles vagues d'immigrants les
rejettent, pour revenir aux comportements de leurs pays d'origine.
Enfin, Mr Salin voit une solution pour prendre la
place d' "une politique nationale d'immigration": "que
l'autorisation de séjour soit donnée au niveau des municipalités". Aucun
des problèmes qu'entraînerait une telle politique n'est évoqué. Pourtant, il
est d'abord à craindre que des municipalités où la majorité de la population
est déjà d'origine étrangère (c'est le cas dans plusieurs communes de
Bruxelles) serait particulièrement généreuses avec l'octroi de ces
autorisations, recréant ainsi des enclaves étrangères qui s'étendraient comme
des taches d'huiles. Pire, obtenir une "autorisation" permet
évidemment de circuler dans toutes les parties du territoire (un Etat particulier
ou même l'espace Schengen). Mr Salin ne peut sérieusement envisager que
l'autorisation soit limitée au territoire d'une municipalité. Il est aussi à
craindre que les autres municipalités (ou Etats) ne limitent la liberté de
circuler de tous les ressortissants de l'Etat qui distribue ainsi les
autorisations de séjour. Des libertés existantes seraient donc tout simplement
éliminées, de la même manière que les actes criminels de 19 terroristes
moyen-orientaux le 11 septembre 2001 ont, depuis lors, réduit les libertés
fondamentales de centaines de millions de voyageurs. Si ces 19 déments
n'avaient pas été autorisés à séjourner en Occident, les libertés de milliards
d'autres personnes seraient encore intactes!
Contrairement à ce qu'affirme Mr Salin dans sa
conclusion, l'immigration peut être un véritable problème. Et c'est quelqu'un
qui a été migrant toute sa vie qui l'affirme. Comme les langues de la fable
d'Esope, les migrations peuvent être les meilleures mais aussi les pires des
choses. L'article de Mr Salin n'offre aucun moyen de distinguer les premières
des secondes. Heureusement, Mr Salin termine par une conclusion avec laquelle
tout libéral peut être d'accord: "Le problème c'est l'Etat."
NOTES
[1] "L'immigration dans une société
libre", chapitre 11 de l'ouvrage de Pascal Salin "Libéralisme",
Odile Jacob, 2000.
[2] Benno Hubensteiner, "Bayerische
Geschichte" ("Histoire de la Bavière"), Rosenheimer, 2009, page
24.
[3] Les statistiques sont tirées des base de
données des Nations-Unies et de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS)
http://data.un.org/Data.aspx?d=WHO&f=MEASURE_CODE%3aWHS6_125
[4] La citation que fait Mr Salin est légèrement
différente de l'original. Pour Mr Salin, Bastiat aurait écrit que l'Etat est
"cette fiction par laquelle chacun s'efforce de vivre aux dépens des
autres" En fait, la citation correcte est "L'État, c'est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre
aux dépens de tout le monde."
La citation originale décrit beaucoup mieux la perversion de cet Etat: tout le
monde est profiteur, et tout le monde est victime.