jeudi 3 mai 2012

Dix Illusions Dangereuses

Dix Illusions Dangereuses

Thomas Jefferson et Maximilien Robespierre avaient peu de choses en commun, mais ils étaient tous deux convaincus qu'il ne pouvait y avoir de démocratie lorsque les citoyens n'avaient rien à perdre. Le premier faisait confiance aux propriétaires, et sa démocratie dure encore aujourd'hui. Le second a fait des riches des "exilés", et chacun connaît la fin. Mais qu'en est-il lorsque nous n'avons plus que nos illusions à perdre?

La crise financière a révélé que l'inventivité des banques en matière d'ingénierie financière avait dépassé la capacité des institutions chargées d'évaluer et de maîtriser les dangers que représentaient de nouveaux produits. Les contreparties et les risques étaient dilués dans les bilans et répartis hors des limites de l'intervention d'une seule autorité nationale. Les bureaucraties nationales et, dans le cas de l'Europe, supra-nationales, ont tenté, et tentent encore de nous faire croire qu'ils sont capables de résoudre la crise financière par l'homéopathie. Il serait périlleux d'imaginer que les initiatives, prises individuellement ou collectivement par les bureaucraties étatiques, ont aujourd'hui éliminé ou même réduit le danger que représentent les actifs des banques.

Illusion # 1: sauver les banques pour sauver l'épargne

Les politiques ont d'abord tenté de vendre l'idée qu'il était nécessaire de sauver les banques pour sauver l'épargne. Mais il est contradictoire d'affirmer que l'on préserve la valeur de l'épargne alors que, dans le même temps, la BCE inonde le marché de quantités massive de monnaie, tout en maintenant le taux d'intérêt à un niveau très inférieur à celui de l'inflation. Une inflation de 3% n'est plus compensée que très partiellement par des taux de rémunération artificiellement bas. Une dépréciation d'un seul pour cent, prive non seulement l'épargnant de tout rendement, mais le dépouille également de son pouvoir d'achat dans le futur. Une destruction massive de l'épargne est donc sciemment organisée, par des Etats prodigues, et à leur seul profit.

Illusion # 2: assimiler fonds propres et solvabilité

Dans un manuel qui reste à écrire, et qui s'intitulerait "Le contrôle des banques pour (et par) les nuls", un chapitre important serait consacré à l'idée que la solidité des banques dépend du seul niveau de leurs fonds propres. Les accords dits "de Bâle", I, II et III, sont largement basés sur cette utopie. Ceci n'a rien d'étonnant, si l'on considère que ces accords sont négociés, et doivent être acceptés, par les banques elles-mêmes. Le premier des accords de cette série était relativement simple, et imposait un minimum de capital calculé en fonction des "risques pondérés" pris par une banque. Un prêt à l'Etat ne nécessitait aucun capital supplémentaire, tandis qu'une avance à une entreprise privée exigeait un capital équivalant à 8% du risque encouru. L'expérience montre pourtant qu'une banque capitalisée à 100% peut être extrêmement risquée (si elle prête à ses actionnaires, elle n'est plus qu'une coquille vide), et que la véritable garantie de la solvabilité d'une banque est la qualité de ses actifs.

Illusion #3: confondre émission de monnaie et création de richesses

Dans son plaidoyer pro domo "Le temps des turbulences", Alan Greenspan reconnaît à demi-phrase une erreur fatale qui a consisté en un maintien de taux d'intérêts trop bas, et plus généralement d'une politique monétaire laxiste, qui ont provoqué l'apparition de bulles successives. L'éclatement d'une bulle amenait la Réserve Fédérale à ouvrir plus large encore les vannes monétaires, et donc à provoquer la bulle suivante. F. Hayek avait démontré l'inanité de politiques qui visent à "créer la croissance" par l'injection de monnaie. Le seul résultat est de "gonfler" artificiellement les secteurs dépendant de crédits bon marché (l'immobilier et l'Etat ne sont que des exemples) au détriment d'autres secteurs productifs. Les autorités monétaires n'ont plus que deux options: permettre à la "bulle" d'éclater (et donc laisser l'économie retrouver équilibre et potentiel d'expansion) ou poursuivre dans l'erreur, l'expansion monétaire artificielle et l'inflation. Ce serait une dangereuse illusion d'imaginer un seul instant que les mille milliards d'euros prêtés aux banques par la BCE auront pour effet de créer, ni même de préserver, le moindre emploi, la plus petite entreprise, la plus insignifiante découverte.

Illusion # 4: restaurer la confiance sans assainir

Une dangereuse illusion serait de croire que les mesures transitoires prises par la BCE, et qui n'ont d'autre but que de préserver un dangereux statu quo, seraient suffisantes pour assainir les marchés financiers. Le trillion d'euros prêté aux banques sans contrepartie n'a pas restauré la confiance sur les marchés interbancaires. Ces marchés sont pourtant essentiels pour assurer la liquidité des banques, pour lesquelles il a toujours été impossible de faire coïncider très exactement les échéances de leurs ressources avec celles de leurs actifs. Les banques ignorent donc toujours si les autres institutions avec lesquelles elles sont amenées à traiter ne sont pas en péril. Il en est de même, vraisemblablement, des organes de supervision nationaux, et de la BCE elle-même. La confiance ne pourra être rétablie, et les banques ne pourront reprendre leur rôle essentiel d'intermédiation financière, qu'à la condition que les banques aux actifs "pourris" se voient retirer leurs licences, et que l'épargne soit enfin orientée vers les institutions solvables.

Illusion # 5: croire qu'intégrer les marchés suffit à optimiser l'affectation des ressources

Les concepteurs de l'euro avaient annoncé qu'une monnaie commune aurait pour résultat d'intégrer les marchés financiers européens. Mais l'intégration a porté plus sur les éléments négatifs que sur les effets positifs. Une intégration "positive" aurait permis d'orienter une épargne vers les investissements les plus productifs. Encore faut-il qu'il y ait une épargne. Si des gouvernements tels que celui des Pays-Bas ont exigé de leurs citoyens des efforts considérables pour constituer les réserves nécessaires pour assurer le paiement des retraites, d'autres ont choisi l'inaction, et de continuer à transformer une épargne potentielle (les cotisations d'aujourd'hui) en consommation immédiate (les retraites). Il serait inéquitable et même suicidaire de gaspiller l'épargne de la fourmi néerlandaise pour le financement des déficits de la cigale française. Il en est de même de l'épargne des ménages allemands, qui n'est plus affectée au maintien de la compétitivité des entreprises germaniques, mais au financement des déficits publics permanents des pays "méditerranéens", et donc systématiquement détruite.

Illusion # 6: prétendre qu'il puisse y avoir "taxation sans représentation"

Les Etats ne se distinguent que par leur pouvoir de taxation de leurs propres citoyens. Un Etat n'est donc pas l'autre, et chacun doit assumer ses choix. Plus exactement, les choix d'un gouvernement national doivent être assumés par les citoyens du pays qui l'ont élu. Lorsque des politiciens ne se limitent plus à une répartition des ressources entre les électeurs à un moment donné, mais tentent de distribuer plus d'avantages qu'ils ne confisquent de taxes, les gouvernements font payer le coût de cette politique aux générations futures qui, par définition, n'ont pas voix au chapitre et sont donc incapables de se défendre contre cette spoliation. Les banques avaient toujours été l'instrument de cette répartition des coûts dans le temps. Ces emprunts d'Etat étant considérés comme "sûrs" pour une banque de cet Etat, la banque n'était pas tenue d'affecter partie de ses fonds propres en contrepartie de ces actifs. L'intégration des marchés a eu pour conséquence d'étendre ce traitement favorable à tous les Etats membres de l'OCDE. Cette mesure n'est pas sans rapport avec la crise actuelle. Il est donc indispensable de revenir aux règles de bon sens: un Etat n'est pas l'autre, et les banques qui souhaitent financer des investissements productifs sur le territoire national ne doivent pas être pénalisées par rapport à des établissements financiers qui détournent l'épargne nationale vers des Etats étrangers, perpétuellement déficitaires. Les premières contribuent à la création d'un outil productif qui assure l'avenir. Les secondes ne font que privilégier une consommation publique passée, au détriment d'investissements productifs futurs.

Illusion # 7: transférer la supervision sans transférer l'exclusivité de l'autorité

Dans toutes les tentatives d'intégration européenne, quel que soit le domaine concerné (brevets, police, justice, douanes, etc.) les bureaucraties nationales n'ont eu d'autres buts que de conserver leur "souveraineté", et donc d'empêcher l'intégration tout en prétendant l'accepter. Il en est de même de la supervision bancaire. C'est une dangereuse illusion de croire que vingt-sept autorités de contrôle seraient capables d'assurer le respect de règles par des groupes bancaires qui disposent de filiales et de succursales sur tout le territoire de l'Union, et ne se privent pas de transférer risques et ressources au gré des opportunités économiques, fiscales et réglementaires

Illusion #8: confondre le rôle des banques et celui des assurances

Ce fut une erreur de croire que l'autorisation donnée aux banques de fusionner leurs activités de banque et d'assurance permettrait un meilleur fonctionnement des marchés financiers. Dans la réalité, le risque a été démultiplié: la branche assurance couvrait des produits de placement risqués, qui n'auraient pas été assurés par une compagnie sans liens avec la banque, ou qui auraient exigé des primes bien plus importantes. De même, et plus généralement, l'assurance, puis le refinancement par des institutions publiques américaines a provoqué la bulle immobilière, amplifiée par les "subprimes", et le rôle ambigu du couple diabolique Fanny Mae et Freddie Mac. Joindre banque et assurance, c'est renoncer à l'essentiel: un jugement critique et indépendant des risques (cours des actions, prix des matières premières, défaut de paiement d'un Etat, pour ne citer que trois).

Illusion #9: bureaucratiser le crédit et étatiser l'innovation

Tous les Etats cherchent à donner l'illusion qu'ils sont à même de choisir les secteurs qui permettront à la croissance de reprendre. C'était l'argument de l'"Agenda" ou de la "Stratégie" dits "de Lisbonne", et dont aucun des objectifs n'a été atteint. Une nationalisation des banques multipliera les risques d'erreurs, de copinages et de gaspillages, en donnant aux bureaucraties le pouvoir de sélectionner les bénéficiaires de crédits en fonction d'apparentements et de préférences politiques, et au détriment du développement d'entreprises réellement innovantes.

Illusion # 10: généraliser le laxisme

Afin de persuader l'Allemagne d'abandonner le Mark au profit de l'euro, et de convaincre les partisans de l'orthodoxie monétaire qu'il s'agirait d'un renforcement et non d'une dilution, les Etats historiquement prodigues firent mine d'accepter une discipline commune. Dès le départ, des accommodements ont été trouvés, puis des exemptions, pour finalement arriver à des règles qui ne sont plus appliquées par personne. Face à une telle indiscipline, deux choix étaient possibles: contraindre les Etats voyous à sortir du club ou tolérer que tous les membres adoptassent le même laxisme. C'est bien évidemment la seconde solution qui a été choisie, afin de poursuivre quelque temps encore la gabegie. Un pacte bureaucratique (dit "de croissance") ne pourra jamais remplacer un pacte monétaire (dit "de stabilité"), sachant que les actions des bureaucraties, par nature, n'auront jamais d'autres effets que de détourner les moyens financiers des secteurs potentiellement innovants vers des secteurs sans avenir.

Conclusion 

Il est préférable de dissiper les illusions avant de poursuivre dans la direction de ce qui ne peut que se révéler bientôt que des mirages. Prétendre sauver l'épargne n'est pas une excuse pour sauver les banques sans discrimination. C'est bien au contraire l'émission de monnaie factice pour un trillion d'euros qui met en danger à la fois l'épargne (par l'inflation), le système bancaire (par contamination) et même les Etats (par l'absence d'investissements productifs). Comme la langue d'Esope, une banque centrale peut être la meilleure et la pire des choses. Une banque centrale idéale, celle du Traité de Maastricht, ne fournit à l'économie que la quantité de monnaie absolument nécessaire aux échanges. Une banque centrale néfaste prétend "créer de la croissance", une dangereuse illusion. Admettre que les banques centrales ont un rôle ingrat, et qu'il leur est impossible d'atteindre la perfection, ne signifie pas qu'il faille prôner leur suppression, comme le fait Ron Paul, l'un des derniers candidats à l'investiture républicaine. Permettre l'émission de monnaie par tout un chacun ne manquerait pas d'attirer surtout des Madoff.

L'Europe a refusé d'adopter les règles et la discipline germanique qui garantissaient la stabilité du Deutsche Mark. Les politiques et les déficits qui ont amené la France dans le passé à dévaluer de 2% en moyenne annuellement, sont toujours les mêmes que ceux qui prévalaient avant l'adoption de l'euro. S'il fallait aujourd'hui distinguer les billets allemands et les billets français, en y apposant des cachets différents, comme l'ont fait, pour leur "couronne" commune la République Tchèque et la Slovaquie au moment de leur séparation, le billet français ne vaudrait donc plus que 80% du billet estampillé "Deutsche Bundesbank".

 Les peuples non-germaniques ont accepté dans les textes d'adopter la rigueur dès l'introduction d'un "Mark européen". Malheureusement, cet engagement théorique a été tout aussitôt ignoré dans la pratique. Si ces Etats refusent aujourd'hui la rigueur plus grande encore qu'exige un laxisme qui a duré dix années, ils devront bientôt, comme dans la Tchécoslovaquie de 1993, commencer à estampiller leurs billets de banque en euros.

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