La simplification intellectuelle qui consiste à répartir le spectre
politique entre "gauche" et "droite", si elle est commode,
a cessé, depuis longtemps, de correspondre à la réalité. En France, par exemple,
la proximité des positions du "Front de gauche" de Mélenchon et du
"Front National" de la famille Le Pen, sur toute une série de sujets,
est une illustration d'un "rapprochement" et même d'un
"resserrement" entre l'extrême de la gauche et la droite extrême.
Tous deux se confondent d'ailleurs parfois dans le même populisme liberticide.
Le paysage politique n'est plus un demi-cercle: c'est un fer à cheval, aux
extrémités tellement proches qu'elles en arrivent presque à se toucher. Au
centre, les positions libérales sont de plus en plus isolées, et éloignées des
autres partis.
Friedrich Hayek avait été le premier à dénoncer les similitudes entre le
totalitarisme de la droite (le fascisme) et le totalitarisme de la gauche (le
socialisme). Il exposait cette analyse dans "La Route de la
Servitude", qui a connu le succès lors de sa parution en 1942, mais,
curieusement, à nouveau 70 ans plus tard, lors de sa "redécouverte"
par un chroniqueur américain.
Dans des ouvrages plus importants, publiés après l'attribution du Prix
Nobel d'économie en 1974, Hayek a dénoncé un péril peut-être plus grand encore:
ce qu'il a nommé la "démocratie illimitée", dont se nourrissent
d'ailleurs les populismes de gauche et de droite, le socialisme, et le
fascisme. C'est ce système qui menace aujourd'hui nos sociétés occidentales. En
quoi consiste-t-il?
Il s'agit d'abord, pour les gouvernements, de dissocier le processus
politique en deux phases, sans aucun lien entre elles: d'une part l'approbation
d'une mesure et de l'autre l'obligation de financer cette mesure. En d'autres
termes, il s'agit de faire voter par Pierre et Paul une initiative dont le coût
sera imposé à Jacques. La règle de la majorité permet de faire voter cette
mesure par les bénéficiaires (Pierre et Paul), qui ont deux voix sur trois, et
de contraindre le tiers minoritaire (Jacques) à payer pour les mesures décidées
par les deux autres.
Ce dévoiement de la démocratie est facilité par la périodicité des
élections (tous les 4 ou 5 ans en général), par la transformation abusive d'un
mandat de "représentation" en un mandat d' "initiative",
par la fiction d'une "solidarité intergénérationnelle" qui permet aux
électeurs d'aujourd'hui de s'accorder des avantages au dépens d'électeurs qui
ne sont pas encore nés, par le saupoudrage des coûts entre un nombre infini de
niveaux d'administrations et de "représentations". Sans omettre la
prédation de l'Etat sous le fallacieux prétexte d'améliorer la vie des
citoyens, mais qui n'est que contrôles, limitations, astreintes, interdictions,
le tout dissimulant le vrai motif: amendes, pénalités, astreintes, taxes,
etc...
Le processus budgétaire aggrave cette progression de l'Etat: dans une
période de croissance, les revenus de l'Etat augmentent en termes absolus, en
proportion de l'économie alors que, dans une période de récession, l'Etat
maintient ses revenus, dont la part dans le PIB s'accroît ainsi mécaniquement.
Une période illustre la perversité de ce mécanisme: Laurent Fabius, alors
premier ministre français, constatait que la progression du PIB avait été
supérieure aux prévisions, et que les recettes fiscales, elles aussi, étaient
plus importantes que prévu. Fabius parla alors de "cagnotte". Au
grand dam des contribuables, cette "cagnotte" (en fait des impôts
trop perçus) ne servit pas à restituer ces impôts à ceux qui les avaient payés,
mais à augmenter les dépenses des administrations. A l'inverse, un
"déficit des recettes" n'a jamais donné lieu à une réduction des
dépenses.
Cette progression inexorable de la part de l'Etat au détriment des droits
des citoyens, par l'imposition de leurs revenus, la confiscation de leurs
propriétés, la taxation de leur consommation, va de pair avec la perte de
confiance en la démocratie, à tous les niveaux. La participation aux élections
européennes est en diminution constante, et n'atteint plus 40%. Les chefs
d'Etat, les gouvernements, les maires, s'emparent parfois du pouvoir avec moins
de 20% des voix.
Hayek concluait déjà en 1979 que "Dans sa forme actuelle de pouvoirs
sans limites, la démocratie a largement perdu de sa vertu protectrice à
l'encontre de l'arbitraire gouvernemental. Elle a cessé d'être une sauvegarde
pour la liberté personnelle, une digue opposée à l'abus des gouvernants [...]
Elle est, au contraire, devenue la cause principale de l'accroissement
cumulatif et accéléré de la puissance et du poids de la machinerie
administrative."
Pour que l'État (c'est-à-dire ceux qui en profitent, les politiques, les
administrations et tous ceux qui vivent de la fiction étatique) puisse ainsi
dévoyer à son profit le processus "démocratique", il leur faut, et il
leur suffit, de veiller constamment à ce que le nombre de bénéficiaires d'une
mesure soit toujours supérieur au nombre de ceux qui auront à payer pour cette
mesure.
Ainsi détourné au profit des suppôts de l'Etat, le processus démocratique
devient destructeur et mène nécessairement à la tyrannie de cet Etat. Comme
l'écrivait Hayek: "ce n'est pas la démocratie, mais la démocratie
illimitée que je considère comme la pire forme de gouvernement." [1]
Le rétablissement d'une authentique démocratie reste un lointain idéal.
Dans une démocratie ainsi restaurée, ceux qui prennent une décision, et sont
donc les bénéficiaires de ses effets, paieraient également pour son coût. Cet
idéal pourrait cependant être plus proche grâce aux nouvelles technologies de
l'information. Il est d'ailleurs révélateur que les Etats restent très
réticents à utiliser ces technologies pour individualiser les décisions de
contribuer financièrement aux mesures collectives. Si les Etats utilisent avec
enthousiasme le web pour collecter l'impôt, il est symptomatique que cette
collecte ne porte toujours que sur un montant global, indiscriminé, et
qu'aucune initiative n'est laissée aux contribuables dans les décisions
d'affectation des prélèvements auxquels ils sont soumis.
Plusieurs étapes, et plusieurs formules, pourraient servir de transition
sur la voie de la restauration de la démocratie, et de l'abolition de cette
"démocratie illimitée" qui lui est antinomique.
La première étape serait d'assurer le financement des partis non plus en
fonction du nombre de voix obtenues à des élections organisées de loin en loin,
mais sur base d'une proportion des impôts sur le revenu des personnes
physiques, et répartis sur base des instructions données par chaque
contribuable. Les partis seraient moins animés par le désir de distribuer un
maximum de faveurs, et plus soucieux des intérêts de ceux qui auraient à payer
le coût de ces faveurs, et donc plus préoccupés par les coûts eux-mêmes. Afin
d'éviter à la fois les pique-assiettes (ceux qui exigeraient une voix sans
payer un cent au parti qu'il choisit) et l'achat des partis par les riches, un
minimum et un maximum seraient fixés à ces contributions.
Une seconde étape serait d'utiliser le principe d'un parlement à deux
niveaux pour faire élire le premier (la Chambre) sur le principe actuel
"un homme, une voix" et le second (le Sénat) sur le principe "un
euro d'impôt, une voix". De cette manière, chaque loi devrait être
approuvée par une majorité des citoyens, quel que soit leurs niveau de revenus,
mais aussi par une majorité de ceux qui auront à payer pour les conséquences de
la loi.
La troisième phase, celle de l'Utopie, de l'authentique démocratie,
consisterait à demander l'approbation d'une majorité de citoyens, quels que
soient leurs revenus, puis à solliciter les moyens auprès de ceux qui paient
des impôts. Les obstacles sur le chemin de cette véritable démocratie ne sont
certainement plus de nature technique, depuis le développement des technologies
de l'information. Le véritable obstacle ne peut donc être que l'Etat lui-même,
c'est-à-dire ceux qui en vivent...
NOTES:
[1] "Démocratie? Où ça?" Dans "Nouveaux Essais", Les
Belles Lettres, page 239
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