Sehr geehrte
Frau Kanzlerin,
C’est avec
d’autant moins d’appréhension que je prends la liberté de vous écrire cette
lettre ouverte que je sais que vous ne la lirez pas. Elle n’exprime d’ailleurs
que le point de vue de quelqu’un qui n’est pas allemand, et donc ne représente
même pas une seule voix qui puisse valoir la peine.
L'Europe fut
un rêve, défini par des hommes courageux, qui avaient souvent connu de
terribles conflits, dénoncé des idéologies liberticides, et lutté pour
préserver l'idée de liberté dans un univers totalitaire et une guerre
destructrice. Les "pères-fondateurs" n'ont pas fait de grands
discours, ni imposé de fumeuses "visions", ni prétendu parler au nom
de leurs peuples. Au lieu de cela, révulsés par les dictatures, tant de droite
que de gauche, qui toutes prétendaient précisément « parler au nom du
peuple » , ils ont voulu limiter volontairement le pouvoir d’un État
qu’ils représentaient, et qu'ils savaient donc être, potentiellement, le
principal obstacle aux efforts de leurs citoyens de "rechercher leur
bonheur". Non pas un bonheur défini et imposé par des bureaucrates, mais
un bonheur tel que le conçoit chacun, individuellement et librement. Non pas
dans l'espace confiné des Etats-Nations, qui ne sont que les résultats de
mariages princiers, de guerres, de pillages, de trahisons, et de fourberies. En
d'autres mots, ces utopistes raisonnables voulaient créer un espace de liberté
au-dessus des Etats et donc au-dessus de leurs compromissions et aléas
politiques.
Le but
essentiel de la création européenne était à la fois ambitieux et très limité:
la mise en place d'une "Communauté Économique". Le seul rôle des
institutions était de permettre "l'amélioration constante des conditions
de vie et d'emploi de leurs peuples". C'était le seul objectif mentionné
dans le Traité de Rome [1]. Au fil du temps, les
responsables européens ont oublié cette injonction du premier des Traités. Et
pourtant, c'est sur ce critère, et ce critère seulement, que doivent être
jugées les réalisations des bureaucraties mises en place à grands frais. Et il est
inutile de préciser que ce but ne visait que "leurs" peuples, pas les
autres. Rien, dans ce but, ne mentionne ni la paix ni la justice dite
« sociale ». Et pourtant, c'est cette paix, et cette justice
qualifiée de sociale précisément pour cacher l’injustice, que les bureaucraties
présentent aujourd'hui comme leur seul succès, faute d'avoir réussi dans la
tâche qui leur était fixée.
Cette
diversion, cette poudre aux yeux, n’ont servi qu’à dissimuler l'échec
lamentable des institutions, des parlements, des gouvernements nationaux et des
constructions proto-fédérales, dans la réussite de cet unique objectif,
"l'amélioration constante des conditions de vie et d'emploi de leurs
peuples".
La meilleure
mesure de "l'amélioration des conditions de vie" est bien évidemment
la part de l'Europe dans la production de biens et de services échangés dans le
monde. Que ce soit pour se loger, se nourrir, se vêtir, se divertir, se
déplacer, chacune des activités que choisirait librement un citoyen exige en
effet la fourniture d'un bien ou la prestation d'un service. Si chacun vit en
totale autarcie, si aucun échange n'a lieu, si aucune spécialisation n'améliore
l'efficacité du travail, si aucune accumulation de biens de production (c'est-à-dire
de capital et d'épargne) n'est possible ou tolérée, les hommes retournent à une
société primitive, tribale, hostile, violente et prédatrice. En d’autres mots,
ils retournent à la «justice sociale».
Pour mesurer
le succès ou l’échec de l’Europe, il nous faut donc mesurer la part de cette
Europe dans la richesse produite dans le monde. Or, comparant la part des pays
fondateurs de la "Communauté Économique Européenne" (celle des cinq
plus grands pays signataires, le Luxembourg n'étant pas repris, son PIB étant
insignifiant à l'époque), à l'évolution de la richesse totale produite sur la
planète, on peut mesurer le résultat.
Le PIB de cinq
pays signataires, qui représentaient 16% de la richesse produite dans le monde,
ne représente plus que 9%, et ce en 2008, soit avant que la crise n'accélère la
dégradation constante des conditions de vie en Europe. Or, un déclin relatif de
7% de la richesse produite représentent plus de 5 mille milliards de dollars,
une perte bien supérieure à tous les dommages de guerre...
Et, bien sûr,
la fuite en avant que représente l’élargissement, en passant à 9, puis à 12,
puis 15, 25, 28 pays n'est qu'une tentative de dissimuler une lamentable
réalité: les institutions nationales et supranationales ont pitoyablement
échoué dans la seule mission qu'elles s'étaient elles-mêmes fixée, et donc la
seule qui aurait pu justifier leur existence.
Source
"The Maddison Project" (www.ggdc.net/maddison)
Les autorités
européennes ont lancé deux tentatives de dissimuler le déclin, et leur échec.
La première était l’élargissement, la seconde la monnaie unique.
Certes
l’élargissement a permis à l’Allemagne de retrouver son influence, en se
resituant «au sein» de l’Europe et non plus à la périphérie (« in der
Mitte Europas » et non plus « am Rande Europas », et ce, sans
avoir à se déplacer ! A cette relocalisation est venue s’ajouter la
réunification, qui a permis de dissimuler une autre réalité: le déclin
démographique de l’Allemagne, ou plutôt des seuls Allemands eux-mêmes.
Je n’ai pas pour
ambition de me lancer dans une analyse de l’élargissement. Bien que cela ait
été, selon The Economist, la seule
vraie réussite des institutions européennes, et que j’y aie contribué, pour une
part très modeste, en conseillant les gouvernements polonais, slovaque et serbe
au moment de transitions difficiles mais enthousiasmantes.
Je me
limiterai à ce qui a été le véritable échec de l’Europe, à savoir la tentative
d’imposer une monnaie unique. Je ne reviendrai pas sur l’historique des
tractations et des compromissions qui ont mené à cette monnaie. D’autres l’ont
fait bien mieux que je ne pourrais le faire [2]. Il me suffira de rappeler que l’Institut Monétaire
Européen (IME), qui avait été chargé de publier des statistiques concernant
l’utilisation de la monnaie unique et de son prédécesseur, l’ECU, avait bien
été contraint d’admettre que cette monnaie, qui n’était déjà utilisée que dans
3% des transactions internationales, ne l’était plus que dans 2% de ces
opérations à la veille de l’introduction définitive, par la contrainte. Les
gouvernements n’ont pas donné à leurs citoyens l’option qui pourtant allait de
soi: l’utilisation de l’euro en concurrence avec les monnaies nationales [3].
La monnaie
unique fut, depuis le départ, un inventaire de promesses contradictoires et
s’excluant mutuellement. Les Allemands se sont vu promettre une devise qui
serait aussi « forte » que le Deutsche Mark qu’ils étaient contraints
d’abandonner. Les Français y ont vu l’occasion de maintenir un train de vie, et
des déficits budgétaires permanents, à un moindre coût. Les petits pays y ont
vu l’occasion de commercer plus facilement avec leurs partenaires hors de la
zone euro. Les pays méditerranéens y ont vu un accès facile aux marchés
financiers de leurs partenaires. Les pays en excédent d’épargne y ont vu
l’occasion de s’emparer de banques et autres institutions financières dans les
pays méditerranéens, en éliminant le risque de change.
Tout cela fut
un échec : l’euro est bien plus « faible » que ne l’aurait été
le Mark. Le franc ne peut plus être dévalué régulièrement pour refléter les
déficits budgétaires, comme il l’était depuis la guerre (en moyenne de 2% par
an, pour un déficit budgétaire équivalent). Les déficits de la balance
commerciale de la France se sont creusés, les excédents de l’Allemagne ne sont
plus « corrigés » par des réévaluations successives.
Manifestement,
l’euro, trop « faible » pour l’Allemagne, a entraîné des excédents
commerciaux importants, comme le montre le graphique ci-dessous :
Par contre, cette même monnaie est encore
trop « forte » pour la France, qui a enregistré des déficits de plus
en plus importants :
L’excédent
permanent est tout autant un déséquilibre, et tout aussi dangereux, qu’un
excédent permanent, et les deux doivent être corrigés. Ils ne l’ont pas été.
La monnaie unique exigeait également une
discipline unique, que les Traités ont tenté de concrétiser et de baliser par
des limites que les États s’imposaient à eux-mêmes. Chacun a pu constater ce
que valent les promesses des Traités. La limite de 3% du déficit budgétaire a
été interprétée différemment selon la prodigalité des gouvernements. Et la
crise n’a fait qu’amplifier ces différences. L’Allemagne est parvenue à
rétablir aujourd’hui l’équilibre du budget, comme le montre le graphique
ci-dessous :
Mais il n’en
est pas de même de la France, que la crise a frappée au moment où ses comptes
n’étaient toujours pas équilibrés :
Certains, à
l’extrême gauche, ne voient d’autre solution que de ponctionner les
contribuables des pays en équilibre pour satisfaire les besoins des pays
perpétuellement déficitaires. Ils oublient de préciser que ces ponctions
devront nécessairement être permanentes, qu’elles n’ont aucune légitimité
démocratique, et que le choix des travailleurs allemands ne sera pas
nécessairement de travailler 40 heures par semaine jusqu’à 67 ans pour que les
français continuent à partir à la retraite à 60 ans, après avoir travaillé 35
heures.
La monnaie
européenne était également une promesse de marché financier unique. Ici aussi,
la réalité n’a aucun rapport avec les prétentions. Certes, certaines banques
puissantes (ou supposées telles) du nord se sont ruées sur des banques du sud,
en empruntant massivement. Les pertes colossales, au moment des replis et des
rétrocessions, ont été à la mesure des déceptions. Que ce soit le rachat de
banques grecques par Dexia, ou le rachat d’ABN-AMRO par Fortis, ou l’expansion
des banques espagnoles et irlandaises dans un immobilier surévalué, ou encore
le siphonage de l’épargne hollandaise par les banques islandaises, tout a
finalement explosé, en détruisant massivement l’épargne qui avait été abusée,
et en fragilisant les budgets des États.
Au niveau du
citoyen à qui les États avaient fait miroiter un avantage très terre-à-terre de
la monnaie unique, à savoir la facilité des échanges, la déception est tout
aussi grande. Certes, un allemand qui se rend en France ne doit plus échanger
ses Marks pour obtenir des francs. Mais, après 15 ans, n’est-il pas
perdant ? Les prix français n’ont plus baissé de 2% par an par rapport au
Mark, soit 30% en 15 ans. Un gain de 2% de commission de change, pour une perte
de 30%: votre touriste a-t-il vraiment gagné ... au change?
L’accroissement
du bien-être repose sur une série d’éléments, qu’apprécie chaque citoyen pour
lui-même, en fonction de ses rêves, de son potentiel, de la comparaison qu’il
fait avec le niveau de vie des autres, des forces – contradictoires – de
l’émulation et de la jalousie, du niveau de sécurité relative, et de bien
d’autres impondérables. Mais ce qui est mesurable, c’est la capacité de ces
citoyens d’accroître leur bien-être. Cette capacité, à son tour, dépend de la
productivité de chacun (fonction elle-même de l’éducation, de l’expérience, de
la capacité d’organisation, de la durée du travail, etc...), qui, prise
collectivement, mesure la « productivité » d’une société. Outre les
capacités individuelles, la « compétitivité » d’une société repose
sur le niveau d’investissement, le respect des contrats, et le degré de
confiance entre les membres de cette société.
Je me
souviens, qu’adolescent, j’avais eu l’occasion d’assister à une scène assez
instructive, dans une petite ville de l’ouest de l’Allemagne, où mon père
emmenait parfois sa famille rendre visite à des cousins « germains »
(littéralement !). L’entrée d’un petit jardin zoologique n’était ni gardée
ni clôturée. Seul un avis demandait à chaque visiteur de mettre dans une boîte,
avant de pénétrer sur le site, une modeste somme (un Mark, si mes souvenirs
sont exacts). Je fus étonné de constater que chaque visiteur glissait une
pièce, alors qu’il eût été facile de resquiller. Dans certains pays, les
visiteurs auraient fait semblant de ne pas voir l’instruction. Dans d’autres
sociétés, la boîte contenant la recette aurait vite disparu.
Le degré de
confiance, et le respect des règles sans y être contraint, diffèrent
considérablement selon les sociétés. Ce week-end, les Grecs ont voté
« démocratiquement » pour que cesse l’austérité, c’est-à-dire pour ne
pas rembourser leur dette, et retrouver leur train de vie.
En réalité,
les grecs n’ont jamais vraiment connu l’austérité. Selon le FMI, les dépenses
de l’État grec en 2014 sont supérieures de 25% à celles de 2001! Et, depuis 25
ans, le budget de l’État a toujours été déficitaire: il a toujours distribué
plus à ses citoyens qu’il n’a osé prélever à cette même population. Et il a
toujours soigneusement évité de mettre à contribution certaines catégories
privilégiées, telles que l’Église d’État, les fonctionnaires et les armateurs,
dont le potentiel de nuisance ou d’esquive est considérable.
La monnaie
unique est donc un échec. D’abord parce que les règles n’ont été respectées par
personne, que le transfert des ressources fiscales d’un pays à l’autre n’a
aucune légitimité, que les gains promis n’ont jamais existé, et qu’elle a
encouragé les pays les plus prodigues à aggraver encore l’écart entre ce qu’ils
ont le courage de prélever à leurs citoyens par l’impôt et les gains électoraux
que leurs dépenses incontrôlées leur procurent.
Les
« économistes » les plus marqués par l’ultra-gauche redistributrice
ont argumenté que des pays sous perfusion permanente de ressources monétaires
et fiscales d’autres pays n’auraient pas les moyens de quitter l’euro et de
revenir à leur monnaie nationale. J’espère vous avoir convaincue que la monnaie
unique est inadaptée à l’Allemagne tout autant qu’elle ne l’est à la Grèce.
Et, s’il est
vrai que la sortie de la Grèce (un « Grexit ») serait une catastrophe
pour les Grecs, pourquoi ne pas envisager une sortie de la monnaie unique par
le pays qui en a les moyens, à savoir, bien évidemment, l’Allemagne. Si
l’Allemagne conserverait des créances en euro, qui perdraient de leur valeur si
le Nouveau Mark réévaluait de 10% dès le lendemain de la conversion, les
banques et créanciers supporteraient ces pertes bien plus facilement que les
Grecs ne supporteraient un « Grexit ».
Et personne ne
peut prétendre que la sortie de l’euro serait la fin de l’Europe elle-même.
Pour les « baby-boomers », qui ont grandi avec l’Europe, il a
toujours été clair que les avantages que celle-ci a pu procurer ont été
infiniment plus importants avant 2000 qu’après cette date : c’est-à-dire
avant la monnaie unique !
Il
n’appartient qu’à vous, Madame la Chancelière, à votre gouvernement, et à
l’Allemagne, de relancer l’Europe, et de redonner espoir aux Européens.
Poursuivre dans l’erreur de la monnaie unique serait une tragédie , et
elle ne serait plus seulement grecque.
Hochachtungsvoll,
NOTES
[1] Il
est d'ailleurs manifeste qu'une Union baragouinant 28 langues ne pouvait
fonctionner. Déjà, depuis 1957, le but même de la Communauté, aujourd'hui
l'Union, était très différent selon la langue utilisée. Un "but
essentiel" dans la version française devient, en allemand, une simple
"intention de se rapprocher d'un but important".
"In dem
Vorsatz, die stetige Besserung der Lebens- und Beschäftigungsbedingungen ihrer
Völker als wesentliches Ziel anzustreben,"
"Assignant
pour but essentiel à leurs efforts l'amélioration constante des conditions de
vie et d'emploi de leurs peuples,"
Affirming as
the essential objective of their efforts the constant improvement of the living
and working conditions of their peoples,
[2] Il
me suffira de rappeler le livre d’un haut fonctionnaire qui était au coeur des
négociations, et qui a très bien résumé, par son seul titre, le désastre à
venir: «The Rotten Heart of Europe » ou celui de Thilo Sarrazin, «Europa braucht
den Euro nicht»
[3]
Une proposition pourtant défendue par un Prix Nobel de langue allemande! Voir F.A. Hayek, "Denationalization of Money".
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