Une cohorte d’économistes néo-marxistes monopolise
aujourd’hui la scène médiatique, pour se faire les défenseurs d’une société
plus «sociale», où le mot «social» est devenu le nom de code pour une
intervention de plus en plus grande de l’État dans la vie économique, et même
dans la vie tout court. Cette intervention est faite d’un faisceau croissant de
contraintes et d’interdictions, et d’une spoliation grandissante au profit de
l’État lui-même, c’est-à-dire, en réalité, des politiciens et des
fonctionnaires qui prétendent incarner un État qui n’est au mieux qu’une
convention, au pire une fiction.
Parmi la cohorte de ces nouveaux apôtres de
l’intervention et de la prédation publiques, parfois couronnés de succès populaire
ou de titres Nobels, figurent au premier plan des Krugman, Sachs, Piketty ou
Stiglitz. Ils ont tous quelque chose en commun: ils dénoncent les inégalités,
qu’ils voient croissantes, pour justifier une spoliation, elle aussi
croissante, par les détenteurs du pouvoir politique.
Parmi ces quatre mousquetaires de la spoliation, il en
est un qui a tenté d’aller plus loin dans le détail de recettes pour rétablir
l’ «égalité». Il s’agit de Joseph Stiglitz qui, dans son livre «Le Prix de
l’inégalité» (Actes-sud, 2012), sur pas moins de vingt pages (de la page 363 à
la page 384), propose une liste de courses des réformes, qui se termine par
rien moins qu'un "nouveau pacte social".
Sur cette dénomination de «pacte social», déjà, l’on sait
depuis Hayek, que «social» ne veut rien dire, et qu’il s’agit même là d’un
terme que l’on utilise lorsque l’on n’a strictement rien à dire. Ce
qualificatif, accolé à un autre mot, peut même en pervertir le sens. Ainsi
«justice sociale» permet toutes les spoliations, tous les arbitraires, donc
toutes les injustices. Quant à la qualification de «pacte», elle implique un
accord formel et informé des parties. En réalité, ce pacte n’est approuvé par
personne, mais est imposé à tous par l’autorité qui se charge également de son
application, par la contrainte et la violence si nécessaire.
Dans ce fatras de «pacte social», qui n’est donc ni «pacte»,
ni «social», on trouve pêle-mêle des évidences, des utopies, et des remèdes
suicidaires.
La première des recettes propose de "juguler le secteur
financier" (page 364). Il est permis de se demander pourquoi les
institutions publiques mises en place bien longtemps avant la crise, et qui
étaient chargées de surveiller ce secteur, et de le sanctionner en cas
d'infraction, n'ont pas rempli leur fonction. Peut-être serait-ce simplement
parce que cela arrangeait le monde politique de voir des secteurs se développer
(tour à tour l'immobilier, la technologie de l'information, etc..;) au-delà de
ce qui était soutenable à long terme, et sans que d'autres secteurs ne se
contractent par ailleurs. Tout cela était alimenté par une politique monétaire
complaisante de la banque centrale, qui était aussi souvent, simultanément,
l'autorité de supervision.
Soit l'on se limite, comme Stiglitz, à affirmer que les
banques ne peuvent pas "créer des ressources à partir de rien" (vrai,
mais réducteur), soit le rôle des banques est de transformer une épargne
(généralement à court terme) en investissements (nécessitant généralement des
crédits à long terme).
Dans le premier cas, effectivement, les bulles sont
inévitables, le prêteur en dernier ressort n'a plus de raison d'être, les
autorités de supervision ne servent à rien et la banque centrale n'est plus
qu'une imprimerie de billets. Il serait alors plus cohérent de créer un système
à la soviétique, à banque unique et à crédit dirigé.
Dans le second cas, tout d'abord, les bulles sont limitées
au goût des épargnants pour le risque. Parmi les investisseurs en bulbes de
tulipes en Hollande, ceux qui étaient frustrés d'être en bout de chaîne au
moment où l'hystérie est retombée, et qui se sont tournés vers les tribunaux
pour dénoncer les contrats, ont été déboutés par la justice, les juges
hollandais statuant que l’État n’avait pas à indemniser des spéculateurs
malchanceux. Par contre, les bulles financières aux Etats-Unis n'ont été
possibles que par l'intervention d'organismes publics, qui les ont même
encouragées, n'y voyant qu'un moyen de "créer de l'emploi".
Dans le second cas, ensuite, le prêteur en dernier ressort
est indispensable: il peut anticiper l'hystérie collective, en avertissant les
banques que certaines catégories d'actifs ne seront pas éligibles à son
refinancement, et en rendant public cet avertissement. Il peut imposer à une
banque de provisionner ces actifs pour une plus grande proportion de leur
montant, ou pour leur totalité. Dans ce cas, la banque centrale jouerait le
rôle qui est le sien, c’est-à-dire prévenir et empêcher les bulles, alors que
Stiglitz voudrait leur interdire ce rôle, et privilégier au contraire la
"création" d'emplois, même si ceux-ci sont concentrés dans des
secteurs très éphémères, comme, sans doute, les producteurs de tulipes.
Dans le second cas enfin, le secteur financier et la masse
monétaire suivent la croissance réelle et ne la précèdent pas. Quel que soit le
volume de l'injection monétaire, celle-ci n'a jamais créé un seul emploi
productif.
Stiglitz écrit qu'il est impossible aux banques de créer des
ressources à partir de rien. Il est alors illogique et contradictoire de proposer,
quelques pages plus loin, "une politique monétaire - et des institutions
monétaires - de maintien du plein emploi." Aucune banque centrale n'a
jamais créé un seul emploi à partir de rien, et aucune n'en créera jamais.
Stiglitz s'attaque ensuite au manque de
"transparence" des banques, et notamment à l'utilisation massive des
"produits dérivés" (page 365). Mais ces produits se sont développés
parce que les banques y voyaient un moyen de contourner les obligations
auxquelles elles étaient soumises en matière de fonds propres. Sommairement, un
milliard de prêts hypothécaires supplémentaires (par exemple) imposait à la
banque un accroissement de son capital de 80 millions. Il lui suffisait de
"titriser" (de créer un instrument financier représentant ces prêts
et de le "vendre" à des investisseurs) pour réduire son portefeuille
et donc la nécessité d'augmenter ses fonds propres, qui lui coûtent cher en
dividendes. L'obligation de racheter ces "titres", ou la garantie
offerte aux investisseurs, n'apparaissaient pas dans les bilans. Les banques
n'étaient plus que des courtiers, et le risque crédit était dissimulé, selon
l’expression consacrée, « hors bilan ».
Mais pourquoi les autorités de supervision n'ont-elles pas
mis un terme à ces pratiques, alors qu'elles en avaient le pouvoir et qu'elles
étaient parfaitement informées? Ne serait-ce pas parce que chacun y trouvait
son compte, notamment parce que l'emploi, en particulier dans le secteur
immobilier, continuait d'augmenter au-delà de ce qui était soutenable et
justifiable?
Plus grave, aux Etats-Unis, les autorités ont encouragé et
soutenu ces pratiques, d’abord en imposant des quotas de crédits aux classes
défavorisées, puis fournissant, par l’intermédiaire d’institutions
«quasi-publiques», à la fois le refinancement et une assurance partielle contre
les défauts de paiement.
Parmi les autres "recettes" de Stiglitz, on trouve
aussi des attaques contre les pratiques des banques en matière de cartes de
crédit (page 365), et notamment les taux abusifs pratiqués, tant au détriment
des consommateurs (taux d'intérêt) que des commerçants (commissions). Certes,
mais, là aussi, les autorités avaient tout pouvoir pour mettre fin à ces
pratiques, et sont pourtant restées passives. Pourquoi spolier la fête lorsque
la consommation permet de poursuivre une croissance fictive, et maintenir
l'emploi? Comment Stiglitz peut-il voir dans l’intervention de l’État la
solution à tous les problèmes, alors qu’il admet lui-même que cet État n’a rien
fait de ce qu’il pouvait – et devait – faire?
Pour faire table rase des dégâts causés par les politiques
publiques, et relancer la machine à prêter, Stiglitz ne propose rien de moins
que «d’inciter les banques, et peut-être les obliger, à restructurer les prêts
hypothécaires» (pages 382-383). Fort bien, mais il faut être clair:
«restructurer» signifie: prendre les pertes à leur charge. Et ici Stiglitz
passe sous silence trois réalités:
1° les pertes résultent en grande partie de la contrainte de
l'Etat de prêter à des débiteurs insolvables;
2° l'Etat a introduit une distorsion fiscale en faveur des
propriétaires-emprunteurs au détriment des locataires (les intérêts
hypothécaires sont déductibles fiscalement, alors que les loyers ne le sont
pas);
3° l'Etat a soutenu artificiellement la bulle immobilière
non seulement par une politique monétaire laxiste, mais aussi par le
refinancement et la garantie de ces prêts à travers deux institutions
quasi-étatiques alors (et étatiques aujourd'hui), "Fannie Mae" et
"Freddie Mac".
Dans ces trois cas, la solution n’est pas dans une plus
grande intervention de l’État, comme le préconise Stiglitz, mais, bien au
contraire, dans une parfaite neutralité de cet État, et dans l’élimination de
toutes les mesures prises, qui sont autant de distorsions.
Stiglitz ne donne aucune raison pour que seuls les prêteurs
soient sanctionnés (alors qu'ils n'ont fait que répondre aux puissantes
exhortations de l'administration désireuse de "redistribuer la
richesse". Faut-il ajouter que les emprunteurs, une fois soulagés du poids
de leurs dettes, pourraient parfaitement reprendre le cycle vicieux de
l'endettement? Tant que l’Etat introduira des distorsions qui fausse les
signaux du marché (solvabilité des emprunteurs, choix entre possession et
location, politique monétaire laxiste, refinancements publics, supervision
complaisante, etc...), les mêmes causes produiront les mêmes effets.
Une autre recette propose de "renforcer les lois sur la
concurrence et mieux les faire respecter" (page 366). Ces lois existent,
et elles n'ont pas été appliquées. Ou, si elles l'ont été, et si des mesures
ont été prises, elle l'ont été au profit des Etats, et non des consommateurs,
qui ont pourtant été les seules victimes des monopoles, duopoles, etc... Les
exemples abondent d' "amendes" infligées aux monopoleurs, mais qui
ont fini dans la poche des administrations. Que ce soit en matière de logiciel
dominant, ou d'entente sur les prix entre producteurs, de tarifs abusifs en
matière de téléphonie, ou dans tout autre domaine où les consommateurs ont payé
des prix excessifs en raison d’ententes, l'abus a été constaté, mais les
entreprises fautives n'ont pas été sommées de rembourser leurs victimes: elles
ont été contraintes de payer l'Etat. Les consommateurs sont doublement
victimes: la spoliation par l’État est devenue la règle.
La troisième des recettes veut "améliorer la
gouvernance d'entreprise" (page 366), mais s'attaque à la mauvaise cible:
le pouvoir des chefs d'entreprise. En réalité, Stiglitz ne semble pas avoir
saisi le problème dans sa globalité. La fiction juridique de la société anonyme
par actions, et son fonctionnement, doivent être revus intégralement. Le statut
du PDG n'est qu'une infime partie du problème, même si une fraction des abus
les plus visibles viennent de la confusion entre ce qui aurait dû rester un
statut de salarié, et une personne rémunérée par des actions, donc un
actionnaire. Rien n'empêchait les Etats de revoir de fond en comble le statut
juridique des sociétés par actions, leur taxation (qui devrait être dans le chef
de l'actionnaire, et non de la société) les modes de décision, et le pouvoir
des actionnaires. A aucun moment les dérives n'ont été sanctionnées par des
refontes des lois, alors que ce sont ces lois qui permettent à la fiction
juridique des sociétés de survivre. Faut-il rappeler qu'il n'y a pas si
longtemps, chaque société ne devait son existence qu'à une autorisation
individuelle, une "charte", le plus souvent à durée limitée ?
La quatrième recette est, contrairement aux précédentes,
tout-à-fait judicieuse: Stiglitz propose de "mettre fin aux cadeaux de
l'État" aux entreprises (page 367). Qu'il s'agisse de subventions,
exemptions, "aide sociale", etc... on ne peut qu'applaudir, et
souhaiter que, sur ces quelques lignes, et ces lignes seulement, Stiglitz soit
entendu...
Par contre, la liste des recommandations de Stiglitz en
matière de fiscalité ne propose rien de moins que de détruire toute incitation
au travail et à l'amélioration des conditions de vie: en d'autres mots,
détruire cette liberté fondamentale pour chacun de "rechercher son
bonheur", fondement même de l'Amérique, et raison de son attractivité pour
les millions d'immigrants qui l'ont peuplé.
Stiglitz n'hésite d'ailleurs pas à proposer des solutions
contradictoires et incompatibles. Il suggère d'une part un "impôt sérieux
sur les successions" (page 370) et d'autre part d' "aider les
Américains ordinaires à épargner" (page 372). Pourquoi les Américains
épargneraient-ils si le produit de ce qui est au fond une privation (ou tout au
moins un report de sa consommation) est, in fine, confisqué par l'État? La
transmission de ses biens à ses enfants est une façon de maintenir leur niveau
de vie. Que chacun doive commencer dans la vie sans aucune épargne, et qu'ainsi
chaque génération se voit contrainte d'épargner plus encore pour tenter de
subsister en cas de vieillesse ou maladie, et que cette épargne soit à nouveau
confisquée par l'Etat en cas de décès prématuré, est un frein à cette épargne
que Stiglitz prétend vouloir encourager.
Stiglitz ne propose rien de moins que d'imposer un modèle
socialiste: la suppression des successions est l'un des dix points du
« Manifeste du Parti Communiste" des sinistres duettistes Marx et
Engels. Un autre point du "Manifeste" est aussi proposé par le
néo-marxiste Stiglitz: un impôt progressif confiscatoire, ne laissant très
rapidement aux individus que 30% de leurs revenus (page 370). Sa proposition
d'assimiler revenus du travail et plus-values (ce que Stiglitz inclut dans
"spéculation") fait également partie d'un plan de destruction du
capital, ou plutôt de l'élimination du capital privé pour ne conserver que la
propriété publique, gérée par des fonctionnaires irresponsables (dans le sens
où ils ne subissent aucune conséquence en cas de perte).
Ceci est parfaitement illustré par la taxation de
plus-values sur la vente d'une maison par exemple. Si le bien a augmenté de
valeur, il est vraisemblable qu'une grande partie de cette augmentation est due
à l'accroissement général des prix. Si le vendeur d'un bien veut racheter un
bien de valeur équivalente, il en sera incapable si l'Etat lui confisque une
partie de la valeur du bien vendu. Les conséquences sont innombrables: à chaque
vente, l'Etat confisque une partie de toutes les propriétés. Les propriétaires
auront tendance à conserver leurs biens, même s'ils s'y sentent à l'étroit,
même si leur quartier se détériore, et même s'ils ont les moyens d'améliorer
leurs conditions de vie. Les citoyens deviennent prisonniers de leurs
habitations, aussi sûrement que ne l'était la grande majorité des citoyens
soviétiques. Par contre, l’État qui établit cette règle arbitraire (et s’en
déclare bénéficiaire) s’exonère lui-même de cette spoliation : il ne paie
rien sur les plus-values qu’il réalise sur les logements publics. Dans les cas
où il paierait un impôt, comme tout autre propriétaire qu’il spolie, il se
paierait cette taxe à ... lui-même !
Cette soviétisation proposée par Stiglitz s'étend même aux
soins de santé, qu'il veut rendre accessibles à tous (pages 372-373). Stiglitz
ne semble pas voir que les incitants des parties en présence (Etat,
fournisseurs de soins, utilisateurs, assurances et professionnels des litiges)
sont contradictoires, et que la structuration du mode de règlement entraîne une
explosion des coûts qui exclut progressivement les revenus les plus faibles,
jusqu'à ce que le système implose. Un laboratoire pharmaceutique orientera ses
recherches (et les médecins prescriront ses médicaments) de manière très
différente selon que les produits seront payés par le consommateur, par une
assurance, ou par l'Etat. Dans le dernier cas, il n'étonnera personne de voir
des traitements de plusieurs dizaines de milliers de dollars par an prescrits à
des personnes qui ont parfois des revenus inférieurs au prix des soins, et dont
l'espérance de vie ne dépasse pas quelques mois. Chacun des intervenants
effectue pourtant un choix rationnel de son point de vue, mais le résultat
global est un appauvrissement de la société, et une orientation de la recherche
dans des domaines sans avenir. De même les sommes exorbitantes réclamées à
certains praticiens par des avocats "chasseurs d'ambulances" ont pour
résultat des primes d'assurances prohibitives pour les praticiens, et la
raréfaction de certaines spécialisations, dont les obstétriciens. Une assurance
universelle aggrave le problème.
Sur la voie de la soviétisation, Stiglitz est consistant
avec lui-même : il va jusqu’à proposer que des fonctionnaires se
substituent aux entrepreneurs dans leurs décisions. Il suggère d’ «augmenter
les impôts pour les entreprises qui n'investissent pas et les réduire pour
celles qui le font, et pour celles qui créent des emplois. Par ce moyen, on
aura plus de chances de parvenir à la croissance... » (page 381). Ce ne
sera donc plus le choix au niveau micro-économique qui sera déterminant, mais
les choix macro-économiques pris par l'Etat (donc par des fonctionnaires). Ces
fonctionnaires seront toujours tentés d'orienter les investissements dans le
sens qu'ils auront préalablement déterminé, mais qui n'est pas nécessairement
(et même quasiment jamais) la direction naturelle que prendrait le marché,
c’est-à-dire les choix des consommateurs. Et, pire encore, les décisions des
fonctionnaires ne peuvent être que "vertes" ("qualité de notre
environnement", page 382) ou "rouges" ("renforcer le
bien-être social"), ce qui implique que les résultats en sont
invérifiables.
Stiglitz l’économiste marxiste s’aventure ensuite dans le
domaine politique, pour regretter ce qu’il appelle la « privatisation du
financement et de la maintenance de la démocratie » (page 385).
Certes, la démocratie est en péril. Mais il ne s'agit pas de
la démocratie telle que Stiglitz la conçoit: celle d' un "homme, une
voix", c'est-à-dire la démocratie illimitée, qui pousse à exiger de plus
en plus, sachant que l'on n'aura pas à payer. Cette « démocratie »
des exigences et des « droits » est bien vivante et progresse
partout, sous l’impulsion des États, qui y ont trouvé un moyen d’étendre leurs
tentacules, sous prétexte de « solidarité » (en réalité de spoliation
des uns pour acheter les votes des autres).
Ce qui est en danger, c'est la démocratie Jeffersonienne,
celle des gens qui ont quelque chose à perdre. Cette démocratie responsable,
Stiglitz ne propose pas de la soigner: il veut l'euthanasier. Les contributions
des entreprises aux campagnes électorales ont certes des effets extrêmement
pervers, mais Stiglitz ne propose pas de les abolir: il propose simplement de
soumettre ces contributions aux votes des actionnaires.
Il manque ici une réelle occasion de rappeler que la
démocratie doit être uniquement une affaire d'individus, pas d'entreprises: ces
dernières n'ont pas le droit de voter ; au nom de quoi seraient-elles
autorisées à financer les partis (avec ou sans l'approbation de leurs
actionnaires)?
Ignorant ce principe fondateur de la vraie démocratie,
Stiglitz ne voit même pas la seule solution qui sauverait la démocratie: que
seules les personnes physiques soient autorisées à financer les partis
(idéalement par un pourcentage fixe de leurs impôts). Un maximum serait fixé
(pour limiter l'influence des plus riches) et un minimum raisonnable serait
imposé, pour démontrer que la démocratie est un droit, mais aussi un devoir, et
qu’elle a un coût.
Par ailleurs, Stiglitz plaide pour que le vote ne soit plus
libre, mais obligatoire. Ce plaidoyer en faveur d'un vote contraint n'est pas
convaincant: dans les seuls pays européens où ce vote est une obligation et non
un droit (la Belgique et la Grèce), les Etats sont dysfonctionnels et les
extrémismes florissants. Un vote contraint est antagonique avec la liberté de
choix, y compris celle de s’abstenir.
Mais sans doute est-ce dans l’intérêt de ceux qui vivent de
l’État de cacher à la fois la désaffection des citoyens, et le peu de soutien
qu’obtiennent leurs politiques.
Stiglitz s’attaque ensuite à la
« mondialisation », une position d’autant plus étrange qu’il a été un
défenseur du libre-échange, avant de devenir l’apôtre du collectivisme. Il
affirme que cette mondialisation est « biaisée pour mettre le travail en
position de faiblesse par rapport au capital» (page 374). Ainsi, la lutte entre
les vilains « capitalistes » (ceux qui commettent le crime d’épargne)
et les vertueux « travailleurs » passe aujourd’hui par la
« mondialisation ».
Stiglitz feint d’ignorer que l’augmentation du niveau de vie
des travailleurs a été rendue possible par la mise à sa disposition d’un
capital productif de plus en plus considérable. Les quelques ingénieurs qui
suffisent aujourd’hui à faire fonctionner une aciérie, grâce à une automatisation
des tâches, sont infiniment mieux payés que les centaines d’ouvriers
nécessaires pour produire les mêmes quantités de métal il y a un siècle. Mais
les seconds ne disposaient que d’outils rudimentaires, donc d’un capital bien
plus réduit. Si la part de rémunération du capital a augmenté par rapport à
celle du travail, c’est aussi parce que le capital requis est considérablement
plus important. Et cela reste valable, qu’il y ait ou non
« mondialisation ». Rétablir la proportion capital/travail existant
au XIXe siècle impliquerait de réduire considérablement le niveau de vie des
travailleurs. Injecter plus de capital dans des activités sans débouché
n’aurait aucun sens, bien que cela semble être une proposition de Stiglitz,
comme des économistes de l’ère soviétique.
La mondialisation elle-même n'est bien entendu aucunement
"biaisée". Le travail est simplement moins mobile que le capital. Et,
si le travailleur est figé sur place, les Etats y trouvent leur avantage,
puisque le travail est leur principale source de financement, à la fois par les
impôts de plus en plus lourds prélevés sur les revenus, et par les charges
prétendument «sociales» qui servent à maintenir, un temps encore la fraude
pyramidale de la sécurité « sociale ».
Ces pratiques, qui aboutissent à des prélèvements pouvant
atteindre 80% (si l’on y ajoute la TVA, amputant également le revenu
disponible), rapprochent les pratiques des États de celles de trafiquants
d'esclaves: si les charges sur le travail dépassent aujourd'hui, dans la plupart
des pays de la vieille Europe, plus de la moitié des salaires, les Etats ne
devraient pas voir d'un bon œil ces nouveaux esclaves leur échapper. Quant au
capital, il est bien évidemment plus mobile, cherchant une rentabilité qu'il ne
trouve plus dans les pays "en voie de désindustrialisation".
Et augmenter artificiellement le pouvoir d'achat ("agir
sur la demande", comme le suggère Stiglitz) pourrait ne rien solutionner:
le capital ne reviendrait pas: pour un capital équivalent, il restera plus
profitable de produire dans des pays à bas salaires. Une augmentation de la
demande ne fera donc que dégrader plus encore la balance des paiements.
Pour Stigliz, "Les déséquilibres mondiaux -
les grands écarts entre importations et exportations (déficit pour les
Etats-Unis, excédents pour la Chine, l'Allemagne et l'Arabie Saoudite) sont
depuis longtemps une source d'inquiétude." (page 376)
Il veut donc les « corriger ». Mais il
n’a pas vraiment de
solution. Bien plus grave : toutes ses « solutions » visent à accroître
la demande dans des pays déjà déficitaires : il ne fera qu'aggraver encore
le déficit, les déséquilibres, et donc aussi l’ampleur et la fréquence des
crises.
Cette absence d’imagination est d’autant plus étonnante que
Stiglitz est un grand pourfendeur des recettes du FMI, et de l’institution
elle-même. Or, le FMI a été créé, principalement, pour prévenir et corriger ces
déséquilibres dans les balances des paiements. Si l’institution a failli,
Stiglitz aurait donc un boulevard devant lui pour donner le coup de grâce. Or
il se fait que, lui non plus, n’a de solution. Et qu’il n’a pas vu, ou voulu
voir, que le FMI a alerté sur ces déséquilibres, plusieurs années avant que la
crise n’éclate en 2008. C’est donc de moyens dont manque le FMI : non de
moyens financiers, mais de moyens de persuasion ou de coercition. Et cette
faiblesse est plus flagrante encore lorsqu’il s’agit de demander à son
« actionnaire » principal, les Etats-Unis, de corriger un
déséquilibre dont celui-ci est clairement la cause.
Et comment ne pas voir, dans au moins l'un des déficits
cités, dus aux importations pétrolières, que c'est un autre Etat qui en est
responsable, en exigeant un prix de plus de 100 dollars le baril pour un
pétrole qui ne coûte qu'un dollar à extraire?
La société marxiste que propose Stiglitz exige un État fort,
coercitif, et qui dicte ses volontés aux citoyens dans tous les aspects de leur
vie personnelle ou de leurs relations entre eux. Il prend parti, ou doit au
moins prétendre prendre parti, pour les « travailleurs » contre le
« capital » (sauf, bien sûr, si ce « capital » appartient à
l’État !). Le tableau néo-stalinien exige donc la disparition d’un État
impartial, pour le transformer en défenseur d’une partie des citoyens et en
ennemi et prédateur d’une autre partie. Comme l’affirme Stiglitz, l'État doit "soutenir l'action collective des
travailleurs et des citoyens" (page 379). Contre qui ?
L’État Stiglitzien prend donc parti: il soutient une partie
des citoyens contre une autre. Les méthodes suggérées pour corriger ce prétendu
déséquilibre des forces entraîneraient deux conséquences:
1) les mesures créeraient un autre déséquilibre, plus grave
encore: au lieu d'un groupe d'ouvriers contre une entreprise, nous aurions la
totalité des ouvriers contre cette même entreprise. Ce serait en réalité
l'ensemble des ouvriers, plus l'Etat (qui ne serait plus arbitre, mais partie)
contre une seule entreprise.
2) face à cette coalition de tous contre une seule
entreprise, pourquoi celle-ci resterait-elle dans un Etat devenu
"l'ennemi"? La boucle est bouclée : il faudra donc étatiser les
entreprises pour les empêcher de fuir.
Afin de tenter de rallier des soutiens dans sa volonté de
transformer les Etats-Unis en une nouvelle Union
Soviétique, Stiglitz estime, dans sa conclusion, que ses recettes pour un
bouillon égalitariste ("rétrécir l'écart entre possédants et
non-possédants", "partager un même engagement pour la mobilité sociale
et l'équité" "est la seule qui soit conforme avec notre héritage et
nos valeurs". (page 389)
Stiglitz ne semble pas parler ici d’ « héritage »
ou de « valeurs » américaines. Il évoque, au contraire, les
"valeurs" et l' "héritage" marxistes. Toutes ses recettes
sont très exactement antagoniques avec celle des "pères-fondateurs",
et notamment de Thomas Jefferson, auteur de la "Déclaration
d'Indépendance". Rappelons deux des citations de Jefferson:
"La politique du gouvernement américain est de laisser
leur liberté à leurs citoyens, sans les restreindre, et sans les aider, dans
leurs efforts".
ou encore, dans son premier discours d'investiture au
Congrès, le 4 mars 1801:
« Un gouvernement sage et économe, qui laissera les
hommes libres de régler leurs efforts dans leur travail, et l'amélioration de
leurs conditions de vie, et n'ôtera pas de la bouche du travailleur le pain
qu'il a gagné: voilà la totalité d'un bon gouvernement."
En prétendant se référer aux « valeurs sacrées »
qui ont fait l’Amérique, Stiglitz propose en vérité, bien au contraire, ni plus
ni moins que la destruction de ce qui a fondé la prospérité des Etats-Unis, et
attiré vers ce pays tous ceux qui cherchaient à se construire une vie
meilleure. Non pas une vie telle que celle que leur imposaient alors les
absolutismes européens, ou celle que voudraient leur imposer aujourd’hui les
diktats de certains macro-économistes. Mais une vie dont ils décideraient
eux-mêmes, sans « restrictions » de l’État, mais aussi sans son
« aide ».
L’inégalité a un prix. C’est celui de la liberté. Le prix de
l’égalitarisme est bien plus élevé: c’est celui d’un État qui « aide» et
qui « restreint ». C’est celui de la dictature.